Soba

Fiman
Sortie le 11 octobre 2024
Label: MDC
Formé par le chanteur-guitariste Moussa Koita, l’harmoniciste Vincent Bucher et le batteur Émile Biayenda, Soba renoue les liens entre la chanson mandingue et le blues du Mississippi. Soit un afro-blues aussi rustique que lumineux, au moyen duquel le trio explore les recoins de l’âme humaine.
Formé par le chanteur-guitariste Moussa Koita, l’harmoniciste Vincent Bucher et le batteur Émile Biayenda, Soba renoue les liens entre la chanson mandingue et le blues du Mississippi. Soit un afro-blues aussi rustique que lumineux, au moyen duquel le trio explore les recoins de l’âme humaine.

Pour remonter aux racines du blues, il faut rejoindre le Mississippi depuis Chicago, naviguer vers le Sud jusqu’à la Nouvelle-Orléans via Memphis, puis embarquer pour les Caraïbes et finalement traverser l’Atlantique jusqu’aux rivages d’Afrique de l’Ouest depuis lesquels le rhizome se ramifie via les fleuves Niger et Congo. On peut lire Le pays où naquit le blues, d’Alan Lomax, ou regarder Du Mali au Mississippi : Feel Like Going Home, de Martin Scorsese. On peut se plonger dans les enregistrements historiques, du pionnier américain W. C. Handy jusqu’au maître malien Ali Farka Touré. Pour tout comprendre des voyages qui forment l’éternelle jeunesse du blues, on peut enfin écouter un album lumineux grâce auquel tout s’éclaire : Fiman, du trio franco-burkinabé Soba.

Soba désigne la grande maison en dioula, le parler mandingue notamment pratiqué au Burkina Faso. Foyer des retrouvailles amicales et des complicités musicales, Soba est le toit sous lequel se rencontrent Moussa Koita, Vincent Bucher et Émile Biayenda. La formation s’est échafaudée au fil des six dernières années, depuis que ses membres ont fait connaissance dans les projets des autres, jusqu’à vouloir ériger leur groupe sur les fondations du blues qu’ils ont en commun. Entre Moussa Koita et Vincent Bucher, la collaboration s’est ainsi nouée dans le groupe d’Abou Diarra, le maître malien du kamele n’goni qui creuse la source du blues mandingue. L’intuition s’est vite confirmée qu’ils étaient faits pour jouer ensemble. Guitariste et chanteur burkinabé, né dans une famille de griots de Bobo-Dioulasso, Moussa Koita a écumé l’underground parisien où sa réputation est élogieuse dans les domaines des musiques traditionnelles ouest-africaines, du reggae et de la soul, en plus de travailler avec le groupe Rivière noire et la chanteuse Kady Diarra. De vingt-deux ans son aîné, l’harmoniciste Vincent Bucher s’est d’abord passionné pour le blues originel. Immergé dans la « sono mondiale » parisienne du début des années 1980, puis complice de CharlElie Couture, Bill Deraime, Patrick Verbecke et du Heritage Blues Orchestra nommé aux Grammy Awards en 2013, il a noué des compagnonnages fructueux avec le poly-instrumentiste franco-malgache Tao Ravao et l’éminent guitariste malien Boubacar Traoré.

À l’époque où les deux musiciens épaulent Abou Diarra, Moussa Koita développe déjà, avec une créativité prolixe, ses propres projets de chanson mandingue contemporaine sur lesquels Vincent Bucher pose parfois des parties d’harmonica. L’idée germe bientôt de jeter un pont avec le blues mississippien, dans son essence la plus rustique. Le duo vérifie rapidement que la connexion fonctionne. Pour bien faire, il ne manque plus qu’un batteur-percussionniste qui indiquerait la rythmique inhérente au genre. Musicien parmi les plus prisés de la diaspora sub-saharienne, explorateur des hybridations entre le jazz et les rituels ancestraux, au point de s’immerger pendant six mois avec les pygmées Mbenga, Émile Biayenda est tout indiqué. Après avoir côtoyé Vincent Bucher avec Tao Ravao et les Tambours de Brazza, il a fait la connaissance de Moussa Koita dans le groupe de Sam Mangwana, légende de la rumba congolaise. Moussa, Vincent, Émile : les astres sont alignés. Le trio est né.

La liaison atlantique fonctionne de nouveau entre les deux continents du blues. Leurs relations ont été analysées en 1968 dans le Peuple du blues de LeRoy Jones, premier ouvrage écrit par un Noir sur le sujet, retraçant son origine et éclairant sa place dans la culture des descendants d’esclaves américains. Sa lecture est indispensable, tout comme l’écoute de l’album enregistré en 1991 par Ali Farka Touré avec le New-Yorkais Taj Mahal, The Source. C’est précisément à cette source que puise Soba. Soba est une embarcation afro-blues naviguant sur les eaux où baignent la tradition griotte et le combo guitare-harmonica du Sud profond. Le trio a tracé sa route à l’instinct, sans se référer aux cartes marines des musicologues, comme guidé par une mémoire commune. Moussa Koita est est arrivé avec les textes (la voix) et les mélodies (la guitare). Avec son harmonica tantôt soyeux ou saturé, hérité de Sonny Boy Williamson et James Cotton, Vincent Bucher s’est adapté aux spécificités de la musique mandingue. Pas de quoi déstabiliser Émile Biayenda, à la fois libre comme le jazz et héritier des percussions traditionnelles congolaises. Généralement rodées sur scène, les chansons ont été enregistrées en studio dans les conditions du live. Elles sont aussi fraîches qu’elles sont brutes.

Morceau-titre et ouverture de l’album, Fiman raconte les difficultés des couples mixtes confrontés à leurs différences culturelles. Différences qui font aussi leur force, comme celle du trio qui marie la pop mandingue et le shuffle du blues, cousin du reggae qui affleure dans plusieurs morceaux. Méditation sur la nostalgie des exilés, Tounga a été improvisé en studio, à la croisée exacte du folk africain et du blues originel, tandis que Deme, une réflexion sur l’entraide, est le premier morceau né de l’association Koita-Bucher. Faso Den, qui invite à la solidarité entre musiciens, épouse la tradition mandingue et précède une chanson d’amour poignante, I Kanata. Wariko alerte sur les méfaits de l’argent-roi alors que Horonke, qui faisait déjà partie du répertoire de Moussa Koita, prône une société égalitaire à l’opposé des castes hiérarchisées. Typique du boogie-blues sur un seul accord, Politiki Magni dénonce la confiscation du pouvoir politique au détriment du peuple, avant que Miri, plutôt marqué par le rhythm’n’blues, enjoint de conserver malgré tout un regard émerveillé sur le monde. Fantaya traite ensuite de la misère en Afrique, sur une rythmique swing amenée par Émile Biayenda, puis l’album se termine sur Den Folo, une ballade gracile alors qu’elle raconte les responsabilités pesant sur l’aîné de la famille.

On aura compris que le dénuement des orchestrations contraste avec la densité des thématiques. De cette manière magnifique, Soba emprunte le sillage des troubadours africains et des bluesmen mississipiens qui, avec leurs moyens rudimentaires mais leurs interprétations transcendantes, ont exploré tous les recoins de la nature humaine.